Puissance des lieux, présence des morts. Sur les traces du génocide khmer rouge au Cambodge
Cet ouvrage est publié par la Société d’ethnologie, dans la collection « Recherches sur la Haute Asie ».
Comment une société se reconstruit-elle après un génocide ? Quelles traces cette violence laisse-t-elle dans la mémoire collective et individuelle ? Quelle place ces « morts sans sépulture » trouvent-ils dans la vie des populations locales ?
La lecture occidentale médiatique du génocide perpétré par les Khmers rouges entre 1975 et 1979 découle d’une certaine vision de la souffrance d’autrui, très éloignée de l’expression propre aux Cambodgiens. En s’appuyant sur une longue enquête ethnographique, l’autrice entend ici prendre en compte leur ressenti, leur vécu et leur singularité, grâce à une familiarité construite sur plusieurs décennies.
Près d’un quart de la population a été décimée par le régime de Pol Pot, mais les corps des victimes n’ont jamais été restitués aux familles. Ces morts sont pourtant loin d’être absents. Pour l’État, ils sont devenus des preuves que l’on montre – notamment dans l’exposition controversée de restes humains au musée du Génocide de Phnom Penh. Les villageois et les fidèles bouddhistes, quant à eux, les « rencontrent » lors de la cérémonie annuelle des défunts : là, tous les morts, quels qu’ils soient, sont « soignés » par les vivants et invités à rejoindre le flux du cycle des renaissances.
De même, des fosses communes sont assimilées à des lieux puissants, abritant des esprits tutélaires de territoire et conservant les traces du passé. Ce dispositif permet de prendre en charge des morts anonymes en instaurant un dialogue ritualisé avec eux. Ainsi s’établit une cohabitation originale entre habitants vivants et défunts.
Au fil de l’ouvrage apparaissent les mécanismes de réparation sociale et symbolique d’un monde marqué par plusieurs années d’une destruction de masse extrêmement violente. Alors que notre époque voit ressurgir des conflits sanglants de grande ampleur, les pratiques cambodgiennes, largement méconnues, apportent un nouvel éclairage sur les capacités humaines de résilience.
L’autrice
Anne Yvonne Guillou est anthropologue, chercheuse au CNRS (Laboratoire d’ethnologie et de sociologie comparative). Ses premiers travaux de terrain, dès 1985, portaient sur les réfugiés cambodgiens en France. Elle a poursuivi ses recherches au Cambodge à partir de 1990, dans un pays encore en guerre. Elle a réalisé près de dix années d’enquêtes ethnographiques en immersion dans des zones urbaines et rurales, s’intéressant à la santé et à la médecine, à la mémoire collective, aux expressions populaires de l’histoire, ainsi qu’à l’évolution du bouddhisme et à ses relations avec l’animisme khmer. Elle est présidente de l’European Association for Southeast Asian Studies et co-rédactrice en chef de la revue Moussons.
Sommaire
Conventions et transcription de la langue khmère Introduction
Chapitre I — Une anthropologie postcoloniale du génocide khmer rouge
1. L’« humanitarisation » du Cambodge 2. Le moment « Traumatisme » 3. Une « maladie du temps », le stress post- traumatique 4. La psychiatrisation des parties civiles
Chapitre II — Une ethnographie des traces
1. Traces incertaines 2. Les écueils de la mémoire discursive : Statut de la parole ; L’illusion biographique ; La personne dans l’histoire ; Expressions d’une mémoire douloureuse 3. Cicatrices du paysage et soins aux défunts 4. Enquêter à Kompong Trolach
Chapitre III — L’accaparement politique des corps du génocide
1. Absence-présence des corps dans l’espace public 2. Corps-preuves, corps fondateurs du nouveau régime 3. Corps muséifiés 4. Mémoriaux-ossuaires à Bakan 5. Commémorations de l’État et du parti 6. De nouvelles cérémonies commémoratives : La reconversion d’une ONG locale ; L’expression des Cambodgiens de la diaspora
Chapitre IV — Donner une place aux défunts
1. Bonne mort et malemort 2. Mort collective et défunts fragiles 3. Le rendez-vous annuel des vivants et des morts 4. La dualité des défunts 5. Sons et scènes, le réordonnancement moral des mondes
Chapitre V — Les lieux puissants comme supports de mémoire
1. Des lieux animistes en Asie du Sud-Est 2. Principe de puissance 3. Le sanctuaire de l’esprit tutélaire Khleang Mueng 4. Une géographie mythico-historique au quotidien 5. La résilience des lieux puissants
Chapitre VI — Quand les corps ressurgissent
1. La terre et ses trésors 2. La « forme neak ta » 3. Oncle Thi, ou l’ouverture d’un dialogue avec la fosse de Donne Am 4. Srey Touch, ou la consolidation de la relation avec la fosse 5. Entre anonymat et lien personnel, M. Sokhane et le mémorial-ossuaire 6. Lieux puissants et sites commémoratifs
Conclusion — Mémoire collective et régimes d’historicité
Annexes, glossaire, index, bibliographie, table des illustrations